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    Reza Shah-Kazemi

    Shankara, Ibn Arabet Matre Eckhart

    LA VOIE DE LA TRANSCENDANCE

    Traduit de l'anglais par Ghislain Chetan

    Collection Thria

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    LA VOIE DE LA TRANSCENDANCECOLLECTION THRIA

    DIRIGE PAR PIERRE-MARIE SIGAUD AVEC LACOLLABORATION DE BRUNO BRARD

    OUVRAGES PARUS :

    Jean BORELLA, Problmes de gnose, 2007.

    Wolfgang SMITH, Sagesse de la Cosmologie ancienne : les

    cosmologies traditionnelles face la science contemporaine,2008.

    Franoise BONARDEL, Bouddhisme et philosophie : en quted'une sagesse commune, 2008.

    Jean BORELLA, La crise du symbolisme religieux, 2009.

    Jean BIS, Vie spirituelle et modernit, 2009.

    David LUCAS, Crise des valeurs ducatives et postmodernit,2009.

    Koskas MAVRAKIS, De quoi Badou est-il le nom ? Pour enfinir avec le (XX) sicle, 2009.

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    Ddi la mmoire de

    FRITHJOF SCHUON

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    Table des matires

    Prface 9

    Introduction 11

    Chapitre I Shankara : Tat Tvam Asi 21

    Premire partie : Doctrine de l'Absolu transcendant 25

    1. Dsignations et dfinitions de l'Absolu 252. tre et Transcendance 39

    Deuxime partie : L'ascension spirituelle 48

    1. Le rle de l'criture 492. L'action 583. Les rites et la connaissance 68

    4. Mditation 745. Concentration et intriorisation 846. Moksa 104

    Troisime partie : Le retour existentiel 144

    1. Le mental 1452. Tout est Brahman 150

    3. L'action et le Prarabdha Karma 157

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    4. La souffrance et le Jvan-mukta 1665. La dvotion 171

    Chapitre II - Ibn'Arab : L ilha illa Llh 176

    Premire partie : La doctrine de l'Absolu transcendant 181

    1. La doctrine comme semence ou comme fruit ? 1812. Unit et multiplicit 192

    Deuxime partie : L'ascension spirituelle 200

    1. Saintet et prophtie 2002. Le statut ontologique de la vision de Dieu 2193. Fana' 229

    Troisime partie : Le retour existentiel 258

    1. Pauvret et servitude 258

    2. Les gens du blme 2733. Thophanie : tre tmoin du Tmoin de Dieu 2774. Le coeur et la cration 283

    Quatrime partie : Transcendance et universalit 289

    Chapitre III - Matre Eckhart : La Naissance 318

    Premire partie : La doctrine de l'Absolu transcendant 322

    1. Au-del de la notion de Dieu 3222. De Dieu la Dit 329

    Deuxime partie : L'ascension spirituelle 346

    1. Vertu et transcendance 3462. Concentration unitive, raptus, et Naissance 371

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    3. L'intellect et la grce 391

    Troisime partie : Le retour existentiel 4211. Pense et action dans le monde 4212. Voir Dieu partout 4263. Le saint et la souffrance 4344. La pauvret 445

    Chapitre IV - La ralisation de la transcendance 468

    Premire partie : Les doctrines de la transcendance 470

    1. Les dogmes et ce qui les dpasse 4702. Un Absolu ou trois ? 477

    Deuxime partie : L'ascension spirituelle 481

    1. La vertu 481

    2. Les rites et l'action 4823. Les mthodes d'ascension 4874. Batitude et transcendance 4945. L'union transcendante 4986. L'agent de la ralisation transcendante 5027. La grce 511

    Troisime partie : Le retour existentiel 514

    1. La pauvret 5142. Existence et souffrance 5203. Dvotion et louange 5264. Vision de Dieu dans le monde 529

    pilogue - Religion et transcendance 535

    Appendice - contre la rduction de la transcendance 550

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    Premire partie.Contre le rductionnisme pistmologique 551

    Deuxime partie. Contre l'exprience rductionniste 570

    Troisime partie. Contre les typologies rductrices 578

    1. Stace et le noyau universel 5782. Zachner : monisme versus thisme 5823. Smart : le numineux versus le mystique 586

    Quatrime partie. Contre l'universalisme rducteur 593

    Bibliographie 602

    Notes 614

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    Prface

    Le prsent livre est issu d'une thse de doctoratsoutenue l'Universit du Kent Canterbury en 1994.Les chapitres centraux et les conclusions restentfondamentalement les mmes, mais j'ai plac en fin devolume, sous la forme d'un appendice intitul Contre larduction de la transcendance , certains lments faisant

    partie du corps de l'ouvrage original. Cet appendicetraite essentiellement de travaux universitairesimportants et rcents qui s'efforcent de situer etd'expliquer l'exprience mystique ; les perspectivesdfendues par Steven Katz, Robert Forman, W.T. Stace,R.C. Zaehner, Ninius Smart et Fritz Staal sont toutessoumises un examen critique. On peut dfinir l'lment

    commun qui unifie toutes ces approches par les termesrduction de la transcendance , dans la mesure o elleschouent, chacune sa manire, rendre justice ausommet de la ralisation mystique. Le rductionnisme -implicite ou explicite - de ces perspectives est plusparticulirement mis en relief dans les conclusions decette tude.

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    Pour le soutien dont j'ai bnfici durant mesrecherches de doctorat qui forment la base de ce livre, jetiens tmoigner ma vive reconnaissance d'abord deuxpersonnes : mon directeur de thse, le Dr. Peter Moore,de l'Universit du Kent Canterbury, dont les conseilsinitiaux m'ont conduit la conception de ces recherches ;et S.A.R. le Prince Ghazi bin Muhammad de Jordanie,sans l'aide gnreuse de qui, de 1991 1993, je n'auraispas pu mener si promptement bien ces recherches.

    Cette profonde reconnaissance, je la dois aussi AntonyAlston pour les nombreuses heures, instructives etaccordes avec tant de bienveillance, de dbats sur lesdoctrines shankariennes. Finalement, je ne puis assezremercier le Dr. Martin Lings pour sa lecture du prsenttexte dans son intgralit, pour ses nombreuses etprcieuses suggestions, et plus que tout, pour m'avoir

    procur en sa personne une incarnation vivante de biendes principes, thses et mystres examins dans ce livre.

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    Introduction

    Le but de ce livre est de contribuer l'lucidationd'un thme important, mais fort nglig, dans l'tudecompare des religions et de la mystique : celui de latranscendance. D'une manire plus spcifique, nousentendons mettre en lumire la signification de latranscendance, la fois en elle-mme et au sommet de laralisation spirituelle, par consquent, tant commeprincipe mtaphysique que comme accomplissementmystique, ds lors que notre principale proccupationvise les dimensions concrtes des voies spirituellesmenant ce que nous appellerons ici la ralisationtranscendante . Ce que nous souhaitons prsenter est unessai interprtatif de ce thme, en prenant comme pointde dpart ce que trois des plus grands mystiques de parle monde ont dit ou crit ce sujet.

    Maintes tudes traitent de la mystique en gnral,mais cette catgorie englobe un tel ventail dephnomnes - du psychique l'imaginal, de l'expriencevisionnaire la prophtie, des tats extatiquestransitoires aux transformations de conscience perma-nentes - que les aspects principiels de transcendance en

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    rapport avec les descriptions phnomnologiques del'exprience mystique ont t largement passs soussilence. 11 est par trop facile de confondre lesphnomnes extrieurs de la mystique avec son but ; audemeurant, une fois que l'on a saisi le sommettranscendant, on peut correctement situer lesphnomnes mystiques par rapport ce sommet.Beaucoup trouveront sans doute prsomptueuxd'avancer une notion dfinitive et exclusive de ce qu'est

    ce sommet transcendant ; ce qui serait vrai s'il s'agissaitd'une notion entirement fonde sur la spculationphilosophique. Les significations et implications de latranscendance labores dans cette tude, cependant, sebasent sur les doctrines et nonciations officiellesd'autorits spirituelles du plus haut rang, c'est--dire desages qui, sans tre des prophtes au sens strict, ont

    manifestement ralis l'ultime degr de spiritualitenchss dans leur tradition religieuse respective.

    Shankara, Ibn 'Arab et Matre Eckhart ont t lessujets de prdilection de cette tude, dans la mesure oles aspects tant conceptuels qu'exprientiels de latranscendance figurent au premier plan de leurs crits etpropos ; chacun d'eux s'est en outre exprim d'une

    manire la fois autorise - en tmoignant de saralisation personnelle - et dtaille, permettant ainsi unvaste traitement analytique de ces aspects detranscendance. tant donn l'importance majeure de cespersonnages au sein de leur tradition respective, unexamen minutieux de leurs perspectives devrait fournirde prcieux aperus sur les ultimes accomplissements

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    spirituels conus et raliss dans les traditions hindoue,musulmane et chrtienne. [1]

    En adoptant cette approche, nous suivons lemodle comparatif utilis par Toshihiko Izutsu dans sonouvrage Sufism and Taoism [2]. L'auteur y compare lesconcepts philosophiques centraux d'Ibn 'Arab avec ceuxde Lao Tseu et de Tchouang Tseu; la caractristiqueessentielle de l'ouvrage, qui se recommande d'elle-mmepour la prsente tude, est la profondeur avec laquelle les

    deux perspectives sont envisages dans leurs proprestermes ; et c'est cette spcificit qui formera la base desconsidrations du chapitre comparatif final. Cetteapproche contraste nettement, tant avec les analysescomparatives de la mystique prenant des mystiques-clscomme points de dpart tels que Mysticism East and West[3] de Rudolf Otto, qu'avec les analyses bases sur un

    choix de citations extraites de diverses sources, commeMysticism : Sacred and Profane [4] de R.C. Zaehner, etMysticism : Christian and Buddhist [5] de D.T. Suzuki.Des paralllismes instructifs peuvent sans doute sedgager de la juxtaposition de passages choisis chezdiffrents mystiques, mais ce qui fait dfaut cetteoccasion est une analyse de chacune des perspectives

    dans ses propres termes en tant que base d'unecomparaison significative. Qui plus est, on ne trouve laucun effort pour exposer rigoureusement la notion detranscendance en rapport avec la conscience spirituelle.

    Notre sujet de proccupation est le lien vital entrela conscience de la transcendance en tant que notion,concept, ide ou principe d'une part, et les modalits

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    concrtes de la ralisation spirituelle de l'autre. Le butn'est ds lors pas de mettre jour de nouveaux lmentsnon dcouverts jusqu' prsent nous nous limiterons auxtraductions existantes des sources premires -, pas plusqu'il n'est de prtendre reprsenter d'une faon tant soitpeu exhaustive les doctrines des trois mystiques. Nousnous concentrerons plutt sur les aspects les plusessentiels de leurs enseignements et tenterons de leslucider, dans la mesure o la doctrine mtaphysique la

    plus leve et la ralisation spirituelle la plus profondesont en jeu.

    Nous examinerons donc la signification de laralisation transcendante selon chacun des troismystiques. Pour ce qui est de la dsignation mme deralisation transcendante , nous entendons par l lesommet de l'accomplissement spirituel, le terme

    ralisation tant pris dans le sens de rendre rel surla base d'une exprience directe et d'une assimilationpersonnelle, et le terme transcendant signifiant ce quia trait aux buts ultimes de la religion pour autant qu'ilsconcernent l'individu hic et nunc, et par opposition ausalut dans l'Au-del, sans impliquer par l aucuneincompatibilit essentielle entre ces deux finalits.

    Notre expos suivra troitement les textes etpropos majeurs des trois mystiques qui font l'objet decette tude. Ce travail d'analyse interprtative se baserasur des avances rcentes et importantes dans le domainede la traduction : en particulier les efforts d'AntonyAlston en ce qui concerne les ouvrages de Shankara, lacontribution de William Chittick la traduction des

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    volumineux crits d'Ibn Arab, et la traduction dessermons de Matre Eckhart par Maurice O'ConnellWalshe.

    Il sera trs peu fait rfrence des sourcessecondaires dans les trois chapitres principaux traitanttour tour des trois mystiques, le but tant ici de leurpermettre de s'exprimer par eux-mmes autant quepossible, et de fonder la rflexion philosophique sur cesdonnes, plutt que sur les nombreuses hypothses et

    spculations de la littrature critique. L'intention estd'tudier minutieusement les enseignements les plusessentiels de chacun d'eux et d'en extraire les lmentsrelevant de la transcendance, tant sur le plan de ladoctrine que de l'exprience ; sur la base de ces extraits,nous utiliserons un mode d'valuation en partieexgtique - dans le sens d'une explication, suivie d'un

    commentaire, de ce qui est exprim - et en partieanalytique, en ce sens que l'examen de thmes, conceptset rapports particuliers participera d'une nature plusdiscursive et comparative.

    Chacun des trois chapitres essentiels entend treune tude de cas part entire, l'expos se cristallisant

    autour de ces trois thmes fondamentaux :

    1. Les dimensions doctrinales de la transcendance :la faon dont l'Absolu transcendant est conu et dsign ;ce qui constitue l'ultime Ralit ou tre ; les distinctionset relations ontologiques entre le Transcendant et le non-transcendant. Cette analyse prsente dans chaque

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    chapitre servira d'arrire-plan conceptuel et thoriquegrce auquel on sera mieux mme d'apprcier les deuxparties suivantes traitant des aspects concrets de laralisation.

    2. L' ascension de la conscience dans sonassimilation de cet Absolu conu de faon transcendante :ce qu'implique cette ralisation transcendante, ce quesont ses pralables, ce qui est transcend et par quelles

    voies ; le rle de l'ego, de l'intellect, du divin Autre etdu divin Soi dans le processus ou l'acte detranscendance. La signification prcise de ce que l'onentend communment par l' union mystique figureraen bonne place dans cette section, de mme que l'analysede la discontinuit entre l'tat en soi et ceux des aspectsde l'tat qui sont communicables.

    3. Le retour existentiel la conscience normaleau sein du domaine ontologiquement diversifi dumonde sera ensuite envisag : la faon dont la ralisationde l'tat le plus lev se traduit dans la vie de tous lesjours ; ce que sont les modes de vie, cognitifs etexistentiels, propres la personne ralise ; les

    manires dont le monde ordinaire et la vie en son seinse transforment dans la conscience de celui qui a ralisla transcendance.

    Dans le cadre de ces catgories dfinies ainsi d'unefaon gnrale, nous mnerons une analyse conforme auxaccentuations particulires de chacun des textes ; nous

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    disposerons ainsi d'une large base de comparaison, sanspour autant impliquer aucune tentative tautologique defaire entrer de force ces donnes dans des catgoriesprconues. C'est la raison pour laquelle on trouvera,dans le chapitre sur Ibn 'Arab, une catgoriesupplmentaire absente des deux autres chapitres ;l'analyse des crits d'Ibn 'Arab a en effet mis jour lancessit d'envisager pour lui seul un facteur cl relatif la transcendance : l'universalit de la croyance religieuse.

    Nonobstant le fait que cet lment ne figure aucunementni chez Shankara ni chez Matre Eckhart, il est ncessairede lui rendre justice dans le contexte de la vision de latranscendance chez Ibn 'Arab.

    En raison du style exgtique de l'analyse dans lestrois chapitres consacrs aux mystiques, et de la densitd'argumentation exige par leurs nonciations souvent

    elliptiques, nous avons vit l'usage du rassemblementdes notes la fin de chaque chapitre ; les rfrencesfigureront dans le texte lui-mme, selon une cl prciseau dbut de chaque chapitre.

    Le chapitre conclusif rassemblera lescaractristiques centrales de la transcendance que lestrois mystiques ont en commun. Au cours de cette

    analyse comparative, nous valuerons galement lesnotables diffrences entre les trois mystiques dans unetentative d'aboutir une rponse l'une des questionscentrales concernant la ralisation spirituelle dans lareligion : le sommet de la qute mystique est-il une seuleet mme chose, ou y a-t-il autant de sommets qu'il y a dereligions ? La conclusion prdominante, fonde sur les

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    nonciations des mystiques tudis, est qu'il est justifide parler d'une seule essence transcendante de ralisationspirituelle, quel que soit le point de dpart religieux.L'accent est mis ici sur le terme transcendant ; tout cequi n'atteint pas ce niveau implique inluctablement lamultiplicit, d'o des diffrences comme des similitudes,mais pas d'unit : l'unit au sens absolu, on ne peut latrouver qu'au niveau de l'Absolu, c'est--dire au niveautranscendant, prcisment.

    On pourrait objecter que le sommet de la mystiquen'est pas tant un lment analysable de l'extrieur qu'unlment accessible de l'intrieur. C'est sans conteste vrai,mais l'impratif de la ralisation intrieure n'exclut pas ledroit une analyse objective, tant s'en faut. Car, mme sila nature ultime de la ralisation spirituelle est ineffableet chappe par consquent l'analyse, les mystiques ont

    crit des volumes entiers sur les aspects de la ralisationqui sont communicables ; et ce qui est communicable estpar le fait mme analysable, sans pour autant porter enaucune faon atteinte la dimension intrinsque demystre sur laquelle ils insistent tous. De mme, et choseplus importante encore, l'orientation initiale vers lesommet de la ralisation exige la clart conceptuelle, sous

    peine de succomber aux illusions les plus dangereuses :corruptio optimi pessima. Qui plus est, tant donn leserreurs patentes qui notre poque veulent se fairepasser pour des vrits spirituelles, on ne peut gure tropsouligner le besoin de clart quant la signification de laspiritualit ; et la nature fondamentale de la spiritualitest plus clairement discernable la lumire de ce qui

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    constitue son but ultime. Pour rpondre la question desavoir quel est ce but, et par quels moyens ou par quellesvoies on peut y arriver, il n'y a rien de mieux faire qued'examiner minutieusement les enseignementsd'autorits mystiques reconnues dans les traditionsreligieuses - de tenter d'lucider les enseignements detrois des plus minentes autorits concernant cettequestion tout fait fondamentale dans la religion et lamystique -, et tel est le but de la prsente tude.

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    SHANKARA

    (Toi aussi, tu es Cela)

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    Chapitre I

    Shankara : Tat Tvam Asi

    Ce chapitre comprend trois parties : la premirepartie, intitule Doctrine de l'Absolu transcendant ,concernera les principaux aspects conceptuels de

    l'Absolu transcendant, la faon dont on peut le dfinir, ledsigner ou l'envisager ; ceci inclura un examen de larelation entre l'Absolu non-suprme et l'Absolu suprme , et corrlativement, entre l' tre et ce qui letranscende. Ces considrations serviront de complmentanalytique au reste du chapitre qui traitera de l'atteinteou de la ralisation spirituelle de cet Absolu conu

    selon la Transcendance.La deuxime partie, L'ascension spirituelle ,comprendra six sections traitant des tapes que comportela Voie de la transcendance culminant dans l'atteinte dela Libration , moksa ou mukti ; ces tapes ressortentdes divers crits de Shankara comme points de rfrenceconcernant la question de la valeur ultime (nihsreyasa),

    dnomme aussi l'Illumination ou simplement la

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    Connaissance (Jana)La troisime partie, Le "retour" existentiel ,

    examinera les aspects les plus importants du retouraux modes normaux de la conscience dans le monde desphnomnes, aprs que celui qu'on appelle dsormaisjvanmukta - l'me libre en cette vie - a atteintl'exprience de la Libration.

    Les sources utilises pour ce chapitre consistent entraductions des oeuvres de Shankara ; en slectionnant

    les livres pour cette tude, nous avons donn la prioritaux oeuvres que l'rudition moderne a tablies commeayant t crites sans l'ombre d'un doute par Shankara :The Thousand Teachings (Upadesa Sahasri) - son principaltrait doctrinal indpendant ; des traductions de sescommentaires sur les Upanishads, le Brahma Sutra etd'autres critures, puisant en particulier dans la srie,

    excellente et dtaille, des traductions en six volumes deA J. Alston : A Sankara Source-Book. Nous avonsgalement consult d'autres ouvrages tels que Self-Knoipledge (Atmabodha)et The Crest Jeavel of Discrimination(Vivekachudamani) attribus Shankara par la traditionadvaitine - mais n'ayant pas le mme degrd'authentification savante -, dans la mesure o ces

    oeuvres font partie du legs spirituel shankarien ausein de la tradition et, comme telles, en justifient la priseen compte pour une analyse comme celle-ci, laquelle seproccupe davantage de la perspective doctrinaleassocie Shankara dans l'hindouisme que dupersonnage qui porte ce nom.

    Pour la commodit des rfrences, nous

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    adopterons le systme suivant : le livre dont la citationest extraite sera indiqu par un mot-cl prlev du titre,suivi de la page, ou, le cas chant, du chapitre et duverset concerns. On trouvera les dtails complets destitres dans la bibliographie.

    Absolute: Sankara on the Absolute, vol. I,A SankaraSource-Book, traduction A. J. Alston.

    Atma-Bodha (A): Self-Knowledge (Atma-Bodha),

    traduction Swami Nikhilananda.Atma-Bodha (B): Atma-Bodha, traduction

    "Raphael".Creation: Samkara on the Creation, vol. II, A Sankara

    Source-Book, traduction A. J. Alston.Discipleship: Sankara on Discipleship, vol. V, A

    Sankara Source-Book, traduction A. J. Alston.

    Enlightenment: Sankara on Enlightenment, vol. VI,A Sankara SourceBook, traduction A. J. Alston.

    Gita: The Bhagavad Gita, with the Gommentary of SriSankarachaya, traduction Alladi Mahadeva Sastry.

    Karika: The Mandukyopanisad, with GaudapadasKarika and Sankaras Commentary, traduction SwamiNikhilananda.

    Reality: Direct Experience of Realily, Verses fromAparokshanubhuti, traduction Hari Prasad Shastri.

    Soul: Sankara on the Soul, vol. III A Sankara Source-Book, traduction A. J. Alston.

    Upadesa (A): The Thousand Teachings (UpadesaSahasri), traduction A. J. Alston.

    Upadesa (B): A Thousand Teachings - Upadesa

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    Sahasri,traduction Swami Jagadananda.Vivekachudamani : Vivekachudamani, traduction

    Swami Madhavananda.

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    Premire partie

    La doctrine de l'Absolu transcendant

    1. Dsignations et dfinitions de l'Absolu

    La premire question qu'il faut se poser est desavoir si l'Absolu transcendant est concevable en quelquemanire, et d'une faon telle qu'on puisse parler de son concept . Si, comme le soutient Shankara, l'Absolu est Ce dont les mots retombent , ce que l'ignorance

    (avidya) seule tente de dfinir [6], quelle est alors lafonction de la varit des noms par lesquels on dsignel'Absolu - Brahman, Atman, Turya?

    Certes, Shankara dclare que du point de vue del'ignorance (avidya) l'Absolu est inexplicable - anirukta(Absolute, 177). L'attribution du nom et de la forme(nama-rupa) l'Absolu est pareillement le rsultat de

    l'ignorance. Nom et forme, comme la conception erroned'un serpent la place de la corde, sont dtruits quandpoint la Connaissance ; c'est pourquoi l'Absolu ne peuttre dsign par aucun nom, ni ne peut assumer aucuneforme (Absolute, 87).

    On peut acqurir une connaissance intrinsque del'Absolu, mais seulement selon la perspective

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    paramarthika, c'est--dire le point de vue de l'Absolu Lui-mme ; tandis que du point de vue relatif, la perspectivevyavaharika, on ne peut avoir la vision de l'Absolu quesous les conditions du nom et de la forme. Cettedistinction entre les perspectives paramarthika etvyavaharika est d'une extrme importance, non sous lesimple rapport des formulations doctrinales, mais aussi,comme on le verra tout le long de ce chapitre, sous lerapport des aspects ontologiques centraux de la

    ralisation spirituelle.

    En rponse la question : Le nom tmarndsigne-t-il l'absolu Soi ? Shankara rpond :

    Non, il ne le dsigne pas (...) Quand le termetmanest utilis (...) pour dnommer le Soi le plus

    intime (Pratyag-tman) (...) sa fonction est de nierque le corps, ou tout autre facteur connaissableempiriquement, est le Soi, et pour dsigner ce quireste comme tant rel, mme si on ne peutl'exprimer par des mots (Absolute, 144).

    Cette rponse indique la nature apophatique de

    toutes les dsignations et dfinitions concernantl'Absolu ; dfinir une chose dans la logique hindoue(comme dans la logique occidentale) signifie d'abord ladmarquer des autres objets, et partant l'isoler ; unedfinition (laksana) est donc diffrente d'unecaractrisation (vivesana), c'est--dire identifierpositivement les attributs qui caractrisent un objet

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    particulier. Par consquent, dire que l'Absolu est dfinicomme Ralit, Connaissance, Infinit (Satyam - Jnanam- Anantam), comme l'indique la Taittirya Upanishadcommente par Shankara, signifie que les adjectifs sont utiliss d'abord, non pour caractriser positivementl'Absolu, mais simplement pour le dmarquer de tout lereste (Absolute, 178).

    Chaque lment nie les dimensions nontranscendantes qui sont implicites ou concevables dans

    l'un des autres lments ou dans les deux : dire quel'Absolu est Ralit , signifie que son tre ne faitjamais dfaut , par contraste avec les formes des chosesqui, tant des modifications, ne sont existantes unmoment que pour faire dfaut un autre moment.Toutefois, ds lors que cela peut impliquer que l'Absoluest une cause matrielle non-consciente, le terme

    Connaissance est inclus dans la dfinition, ce qui sert liminer une fausse notion de ce genre ; et par suite, partir du moment o la Connaissance peut treconfondue avec un attribut empirique de l'intelligence,elle aussi doit tre conditionne - en tant que dfinition -par le terme Infinit, dans la mesure o elle nie toutepossibilit de ddoublement en sujet et objet,

    ddoublement qui constitue la condition ncessaire de laconnaissance empirique. L'Infinit est dite caractriserl'Absolu en niant la finitude , alors que les termes"Ralit" et "Connaissance" caractrisent l'Absolu (mmesi c'est d'une manire inadquate) en l'investissant deleurs propres significations positives (Absolute, 182).

    Ces significations positives doivent encore se

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    comprendre d'un point de vue apophatique,conformment un principe dialectique essentielconcernant la Connaissance de l'Absolu, savoir ladouble ngation, neti, neti - non ainsi, non ainsi [7].Shankara illustre cette manire indirecte d'indiquer lanature de l'Absolu au moyen de l'histoire d'un idiot quil'on avait dit qu'il n'tait pas un homme ; perturb, ilposa quelqu'un d'autre la question : Que suis-je ? .L'interrog montra l'idiot les classes des diffrents tres

    partir des minraux et des vgtaux, en expliquant qu'iln'tait aucun d'eux, et dclara finalement : Tu n'es doncrien qui ne soit pas un homme : Le Vda procde de lamme manire que celui qui a montr l'idiot qu'il n'taitpas un "non-homme". Il dit "non ainsi, non ainsi", et nedit pas davantage (Absolute, 143).

    Pour Shankara, la signification communicable se

    restreint aux catgories suivantes : le genre, l'action, laqualit et la relation. Puisque l'Absolu transcende cescatgories - il n'appartient aucun genre, n'accomplit pasd'action, n'a pas de qualit et n'entre en relation avecaucun autre en dehors de lui-mme - on ne peutl'exprimer par aucun mot :

    On dsigne artificiellement l'Absolu l'aide de lasurimposition du nom, de la forme et de l'action,et on en parle exactement de la manire dont ondsigne les objets de perceptions (...). Mais si ledsir est d'exprimer la vraie nature de l'Absolu,vide de tous les conditionnements adventices etparticularits externes, on ne peut le dcrire par

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    aucun moyen positif quel qu'il soit. La seulemanire de procder est donc de le dsigner parune totale ngation de tous les caractres positifsqu'on lui a attribus dans les enseignementsprcdents, et de dire non ainsi, non ainsi (Absolute, 141).

    En raison du fait que l'Absolu n'estqu'indirectement dsign par des termes qu'il faut eux-

    mmes nier, il peut revtir, bien qu'extrinsquement,d'autres dfinitions , la plus importante d'entre ellestant la bien connue Sat-Chit-nanda, qu'Alston traduitpar Being-Consciousness-Bliss [treConscience-Batitude]. Ce dernier fait observer qu'en dpit del'absence de cette dfinition dans la totalit des ouvragesque la littrature spcialise moderne attribue d'une

    manire indniable Shankara, on la trouve dans lescrits de Suresvara, son disciple direct (Absolute, 170), etelle figure en bonne place dans deux ouvrages attribus Shankara par la tradition de l'Advaita Vdanta, savoirAtma-Bodhaet Vivekachudamani[8]. Nonobstant le fait quel'rudition moderne ne considre plus ces dernierscomme des oeuvres authentiques de Shankara, elles font

    si intimement partie de son hritage spirituel que touteanalyse de sa perspective qui omet de les considrerserait incomplte. Qui plus est, l'expression Sat-Chit-Ananda est si troitement identifie avec cetteperspective que, pour ce qui est de la tradition del'Advaita, on peut difficilement passer outre cettedsignation de l'Absolu.

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    Cela, au-del de quoi il n'y a rien (...), le Soi le plusintime de toute chose, exempt de diffrenciation(...) Existence-Connaissance-Batitude absolues(Vivekachudamani, 263).

    Ralise que cela est Brahman, qui est Existence-Connaissance-Batitude absolues, qui est non-duelet infini, ternel et Un (Atnza-Bodha (A), 56).

    Or il convient maintenant d'appliquer la logiqueapophatique de la double ngation cette formule.Premirement, dire Sat, tre ou Ralit, c'est dsignerCela qui n'est pas non-tre ou nant, d'une part ; et c'estdsigner l'tre transcendant, ce qui est , par oppositionaux choses qui sont d'autre part. Chit, ou Conscience,

    dsigne Cela qui n'est pas non conscient, d'une part ; et laConscience transcendante par opposition aux contenusou objets de conscience d'autre part ; de mme, Anandadsigne Cela qui n'est pas susceptible de souffrance oude privation, d'une part ; et la Batitude transcendante oula Batitude en soi par opposition telle ou telleexprience de Batitude d'autre part ; la Batitude qui ne

    peut point ne pas tre, par opposition l'expriencebatifique qui dpend des circonstances du monderelatif.

    Dans cette application de la double ngation, lepremier neti a la fonction de nier l'oppos direct duterme, indiquant par l d'une faon relativement directela nature intrinsque ou la qualit qu'il sous-entend ;

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    tandis que le second neti fait office de ngation de toutecommune mesure avec ce qui apparat, du point de vuede l'avidy, comme tant similaire cette qualit,indiquant par l indirectement le degr transcendantpropre la qualit dont il s'agit ici. Par consquent, lapremire ngation vise diriger la conscience vers cestrois modes internes de l'Absolu, tandis que la secondengation limine toute trace de relativit qui peutsembler appartenir ces modes lorsqu'ils sont conus sur

    le plan de l'existence diffrencie ; de cette manire, alorsqu'un sujet relatif possde une conscience empirique etjouit d'un objet d'exprience qui est batifique, le Sujetabsolu est la fois Etre-Conscience-Batitudetranscendants, dans une absolue non-diffrenciation,indivisibilit et non-dualit.

    Il sera davantage question de l'Absolu en tant que

    Sat dans la section suivante, laquelle traitera de l'treplus en dtail ; ce stade, notre souci est d'examiner plusavant la faon d'indiquer ou de dsigner provisoirementla nature de l'Absolu.

    Ainsi, dire que l'Absolu est tre-Conscience-Batitude donne une certaine ide provisoire sur lanature de l'Absolu, mme si en mme temps on voque

    l'incommensurabilit entre l'ide et la ralit laquelleelle se rfre. Il est facile de voir que le but principal de langation est d'liminer les attributs mmes que l'on asurimposs l'Absolu ; la surimposition (adhyaropa) elle-mme est considre comme un point de dpartncessaire pour la pense sur l'Absolu, ds lors que, parle fait de doter ce dernier de caractristiques concrtes, la

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    conscience s'oriente vers quelque chose qui estvritablement, aussi fausse que puisse tre la conceptioninitiale qu'on s'en fait. Ce n'est que par la suite que cettre se rvlera dans sa vraie lumire, dgag de toutattribut limitatif. Dans un premier temps, les textes sacrsparlent de la fausse forme de l'Absolu, l'Absolu tanttabli par des conditionnements adventices etimaginairement dsign comme dot de qualitsconnaissables par les mots "avec des mains et des pieds

    de toutes parts". Car il y a la formule de ceux quiconnaissent la tradition (sampradayavid, "Ce qu'on ne peutexprimer est exprim par une fausse attribution et unengation subsquente (adhyaropa-apavada)" (Absolute,147-148).

    Tous les attributs et noms de l'Absolu sont doncautant de symboles ayant le caractre d'un upaya, un

    stratagme salvateur , ou un moyen provisoire deconcevoir le symbolis (Absolute, 145). Quand parexemple on dote l'Absolu de l'attribut de localisationspatiale, comme quand l'criture fait allusion au lieude Brahman, Shankara crit que le but implicite derrireun tel upaya peut se formuler de la faon suivante :Laissez-moi les mettre d'abord sur la voie droite, et je

    serai graduellement capable de les amener par la suite la vrit finale (Enlightenment, 22).

    ce stade, il est important de s'attarder quelquepeu sur le terme updhi, le conditionnement adventiceparticulier et limitatif . Il dsigne ce par quoi tout nomdtermin, forme, attribut ou conception, est appliqu l'Absolu ; on le dit tabli par l'ignorance , car il dpend

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    d'une diffrenciation initiale, et nie donc implicitementtout ce qui n'est pas compris dans le facteur adventiceparticulier dont il s'agit ; un facteur adventice qu'il fautainsi clairement distinguer de la Ralit non-duelle.

    A rigoureusement parler, il s'agit d'une limitationillusoire surimpose l'objet qu'il est suppos rvler. Ilfaut par consquent le nier par neti, neti, afin de rendrepossible la rvlation du substrat rel sous-jacent ce surquoi la surimposition prend place. L'updhi, selon une

    tymologie significative, est ce qui, se tenant prs (upa)d'une chose lui confre (adhadati) (l'apparence de) sespropres qualits (Creation, 3). Ceci fait clairementressortir la distinction entre le pur Absolu et tous lesattributs de l'Absolu; l'attribut comme tel n'est passeulement autre que l'objet de l'attribution, mais il colore aussi l'objet selon la nature de cet attribut ; c'est

    ainsi que toute chose attribue objectivement l'Absoluest la fois un moyen d'indiquer la ralit de l'Absolu etun voile sur sa vraie nature :

    Pour autant que le Soi a un lment de ceci (lacaractristique objective) il est diffrent de lui-mme, et une caractristique de lui-mme (...).

    (cest comme dans le cas de l'homme avec la vache(Upadesa (A), II, 6. 5).

    On peut distinguer l'homme qui possde unevache comme untel, possesseur de la vache , mais lavache sert seulement indiquer l'homme particulier dontil s'agit, elle ne dfinit pas la nature essentielle de celui-ci

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    : l'homme est tout fait autre que la possession quil'identifie un homme particulier. D'une manireanalogue, aucun aspect de l'Absolu dfinissable etperceptible en termes objectifs ne peut tre assimil l'Absolu ; le fait mme de postuler un ceci impliqueune irrductible altrit : ceci est une caractristiquedistinctive de l'objet connatre, et donc autre que lui.En ralit, rien de diffrent de Moi ne peut existercomme M'appartenant (Upadesa (A), 11, 8. 4)[9].

    Parler de Brahman comme possdant les attributsde Seigneurie , tels l'omnipotence, la justice,l'omniscience, etc., est la fois vrai et faux : vrai s'il s'agitde l'Absolu non-suprme , ou du moindre Absolu,Apara Brahman, mais faux s'il s'agit de l'Absolu suprme , Para Brahnman (Enlightenment, 61-62) ; ontrouve la mme distinction exprime par Brahma raguna

    et Brahma nirguna, le premier correspondant l'Absoludot de qualits, le second correspondant l'Absolu pourautant qu'il transcende toutes les qualits. Quand onparle de l'Absolu comme tant l'agent de toutes lesactions et comme connaissant toutes choses, nousparlons de lui en tant qu'associ des conditionnementsadventices. Dans son vritable tat sans facteurs

    adventices, il est indescriptible, sans parties, pur etexempt d'attributs empiriques (Upadesa (A), II, 15. 29).

    On pourrait objecter que l'on viole ici le principede l'Advaita : il y a un Absolu qui est associ avec larelativit, et un autre qui ne l'est point. Mais cetteobjection ne serait valable que si l'on tablissait quel'Absolu subit une relle modification en vertu de son

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    association avec les facteurs adventices ; c'estseulement alors qu'il y aurait un dualisme foncierconstitu par l'Absolu sans facteurs adventices d'unepart, et l'Absolu associ aux facteurs adventices del'autre. Shankara exclut cependant un tel dualisme, dufait qu'une telle modification ne se produit pas en ralit,puisque l' association en question n'est qu'uneapparence, une projection illusoire du Rel qui ne peut,en tant qu'illusion, constituer un quelconque lment ou

    ple tel qu'il pourrait donner lieu une irrductiblebi-dimensionnalit de l'Absolu :

    La Seigneurie, l'omniscience et l'omnipotence duSeigneur n'existent que par rapport aux limitationset distinctions de l'ignorance ; en ralit, il ne peuty avoir d'exercice de la gouvernance ou de

    l'omniscience de la part du Soi, dans lequel toutesles distinctions restent ternellement nies dans laConnaissance (Creation, 66).

    Il ne s'agit pas de nier la ralit relative desattributs divins eux mmes, ni [ne nie] que les attributsappartiennent en fait l'Absolu Un ; le fait que l'Absolu

    soit le Crateur tout-puissant et le Tmoin omniscient estaffirm comme une ralit transmise par les updhi etreue par tous les tres crs. Ces attributs sont lesformes dans lesquelles l'Un est en contact avec le monde,et aussi longtemps que dure l'exprience du monde ; ceque Shankara nie est la ralit mtaphysique ultime del'ensemble du domaine des rapports et distinctions

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    tabli par l'ignorance: l'Un parat multiple par rapport un monde qui est lui-mme illusoire. Ainsi :

    La non-dualit, qui est la suprme Ralit, paratmultiple en vertu de My, comme la lune uniqueparat multiple quelqu'un dont l'organe visuelest dfectueux (...). Cette multiplicit n'est pasrelle, car l'Atmanest sans parties (...). (Il) ne peuten aucune manire admettre de distinction si ce

    n'est en vertu deMy(Karika, III, 19).

    Cette My-shakti, ou puissance d'illusion, est la semence de la production du monde (Creation, 65) ; orle Seigneur, en tant que Brahma sagunaou Apara Brahmaest tout la fois la source de Myet inclus en elle. C'estainsi que Shankara distingue l'Absolu non-suprme par

    rfrence sa relation avec les vasana, les impressionsrsiduelles provenant des actions passes :

    Dans la mesure o il consiste en impressionsprovenant de l'activit parmi les lments, il estomniscient, omnipotent et susceptible deconception par le mental. tant ici de la nature de

    l'action, de ses facteurs et rsultats, il est la base detoute activit et exprience (Ahsolute, 148-149).

    Ceci semble rendre, non seulement la conceptionsubjective du Seigneur, mais aussi son tre objectif, sujetsaux rythmes de l'existence samsrique ; mais ce n'est vraique dans la mesure o il consiste en vasana : la vrit

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    est que la ralit du Seigneur n'est pas puise par ladimension dans laquelle il participe au samsra ; c'estpourquoi son omniscience et son omnipotence, tout entant exerces dans le monde, transcendent aussi etncessairement ce dernier, mme si c'est de l'Absolunon-suprme que relvent ces attributs affirms en tantque tels.

    La raison d'affirmer que le Seigneur est la foisengag en My et transcendant vis--vis de My est

    double : premirement, comme le commentaire ci-dessusl'implique, le Seigneur en tant que Crateur n'est,intrinsquement et en vertu de sa substance essentielle,rien d'autre que l'Absolu ; c'est l'Absolu, et rien d'autre,qui prend extrinsquement l'apparence de la relativitpour rgner sur elle, comme Seigneur prcisment : Ceque nous dsignons comme le Crateur de l'Univers est

    l'Absolu(...) (Creation, 7 - les italiques sont de nous).La seconde raison de dire que le Seigneur est la

    fois My et transcendant vis--vis de My est lasuivante : le Seigneur est dsign comme l' Ordonnateurinterne du Cosmos, et, plus significativement, commel'agent conscient, responsable non seulement de lacration dlibre des mondes visibles et invisibles, mais

    aussi de la distribution des fruits de toute action,karmique et rituelle ; Shankara s'oppose catgoriquement l'ide des Purva-Mimamsakas que l'action porte leprincipe de la distribution de son fruit en elle-mme, sansaucune ncessit d'un agent ordonnateur externe. Dansun passage descriptif haut en couleur, qui rappelle undes arguments tlologiques en faveur de l'existence de

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    Dieu dans la thologie scolastique, il dclare :

    Ce monde-ci n'aurait jamais pu tre faonn mmepar le plus intelligent des artisans humains. Ilcomporte des dieux, des musiciens clestes (...),des dmons, des esprits dfunts, des gnomes etautres tres tranges. Il inclut les cieux, le ciel et laterre, le soleil, la lune, les plantes et les toiles, lesdemeures et la subsistance pour le plus vaste

    ventail d'tres vivants qu'on puisse imaginer (...)Il n'a pu procder que sous l'ordonnance d'unagent qui connaissait le mrite et dmrite del'ensemble des sujets dans toute leur varit. D'onous concluons qu'il doit y avoir quelque artisanconscient, tout comme nous le faisons dans le casdes maisons, palais, chars, couches et choses du

    mme genre (Creation, 49).

    En d'autres termes, le Seigneur n'est passimplement une construction subjective de l'individuplong dans l'ignorance, mme si c'est l'ignorance seulequi fait apparatre l'Absolu dans sa forme Apara. LeSeigneur n'existe pleinement et rellement que comme

    l'Absolu nirguna ; mais comme saguna, il est aussi uneralit objective vis--vis du monde sur lequel Il rgne,ralit qui est extrinsquement conditionne par cetterelation mme, et donc par le rve que constitue lemonde. Mais on ne peut assimiler purement etsimplement ce rve l'imagination de l'individu : Le Soi(...) Lui-mme S'imagine en Lui-mme comme ayant des

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    distinctions destines se dployer ici-bas (c'est--direles lments cosmiques) (Creation, 223). Tout ce quel'individu dveloppe dans son imagination sur la naturede l'Absolu peut seulement survenir parce que Toutd'abord, le Seigneur imagine l'me individuelle (Creation, 225).

    De plus amples considrations sur les relationsentre l'individu, le Seigneur et le Soi interviendront dansla partie suivante de ce chapitre. Pour l'instant, une

    laboration plus pousse sur la distinction entre l'Absolusuprme et l'Absolu non-suprme est ncessaire, et lasection suivante aborde cette question la lumire dumode d'tre propre l'Absolu transcendant.

    2. tre et transcendance

    L'Absolu est d'abord connu comme tre quand onl'apprhende moyennent la notion (provisoire)tablie par ses facteurs adventices externes, et Ilest connu par la suite comme (pur) tre dans saqualit de Soi, exempt de facteurs adventicesexternes (...). C'est seulement celui qui l'a dj

    apprhend sous la forme de l'tre que le Soi semanifeste sous sa forme vritablementtranscendante (Absolute, 130) [les parenthsessont du traducteur, Aston].On peut plus clairement saisir la relativit de cette

    forme de l'tre en comparaison de Ce qui latranscende, et qu'on peut provisoirement dsigner par

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    Sur-tre , en appliquant dialectiquement l'outil de ladouble ngation ce mode de pense visant l'Absolu.Premirement, on ne peut pas dire que la formetranscendante de l'Absolu, Brahma nirguna, est prived'tre ou de ralit : elle n'est par consquent pas rien ,ce qui constitue le premier neti. Le second neticonsiste enla ngation qu'elle peut tre considre comme identique l'tre quand l'tre est conu comme le Principe non-manifest de tous les tres manifests.

    Pour ce qui est de la premire ngation en fonctionde laquelle il faut envisager Brahma nirguna commepositivement dot d'tre, il convient de noter quel'attribution positive de l'tre au Soi, quelle que puissetre son inadquation mtaphysique premire vue, estle pralable ncessaire pour saisir l'Absolu dans saforme transcendante comme Sur-tre, ceci tant un

    exemple du principe d'adhyaropa-apavada mentionn ci-dessus.

    Il s'ensuit qu'il est ncessaire de saisir l'Absolucomme tant rel - et donc comme tant - mme s'il estexempt de la relativit qu'implique l'attribution de l'tre,nous souvenant que tout ce qui est un attribut del'Absolu n'est pas l'Absolu, et que, par le fait de lui tre

    attribu, l'tre constitue ncessairement un de sesattributs. Il nous faut prsent comprendre plusclairement la notion de la relativit de l'tre.

    Commentant le texte Au commencement, toutceci tait Sat, Shankara crit que l'tre en question est

    (...) ce qui contient en soi la semence ou la cause

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    (de la cration) (...). Le Brahmanqui est indiqu parles mots Satet Prnan'est pas celui qui est exemptd'tre l'attribut de semence ou de cause de tous lestres (...) La Sruti dclare galement, Il n'est niSat ni Asat (non-tre) . (...) L'Absolu Brahman,dissoci de son attribut causal a t indiqu dansdes passages de la Srutitels que, Il est au-del dunon-manifest, lequel est suprieur au manifest , Il est sans cause, et il est le substrat de l(effet)

    externe et de l'(la cause) interne (Karika, I, 6 [2]).

    Sat ne peut qu'tre Brahman dans la mesure oaucun lment de la chane causale de l'tre ne peut trespar de la seule Ralit, celle de Brahman ; mais lecontraire n'est pas vrai : Brahman n'est pas rductible Sat. Ce n'est que quand il est associ avec l' attribut

    d'tre la semence ou la cause de tous les tres qu'onpeut assimiler Brahman l'tre ; le mme Brahman, quandil est dissoci de son attribut causal , est au-del de larelativit de l'tre, galement dsign ici comme le Non-manifest ; ce Non-manifest, bien que suprieur aumanifest , est nanmoins une relativit, ds lors qu'ilest conditionn par le fait qu'il se tient dans une relation

    de causalit par rapport au domaine de la manifestation.Causer l'existence d'une chose implique ncessairementle partage d'un attribut commun avec cette chose, savoir l'existence elle-mme. Si l'on affirmait que le Soiexiste, une telle existence serait transitoire, car elle neserait pas diffrente en genre de l'existence d'un pot(Absolute, 134).

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    C'est pourquoi l'on dclare que Brahman n'est nitre, ni non-tre : il est Sur -tre, ce terme indiquantd'une faon paradoxale cette Ralit transcendante noncausale qui, englobant toutes choses en vertu de laprsence en son sein de la cause ultime de tous les tres,n'est nanmoins pas identifiable cette cause ou seseffets, mais reste indemne de toute trace dudveloppement de la manifestation (prapada-upasama)[10].

    Un autre aspect important de la relativit de l'trerside dans son rapport l'action : Kryaou l'effet, c'estce qui est accompli (...) ce qui a pour caractristique d'trele rsultat. Krana, ou la cause est ce qui agit ; autrementdit, c'est l'tat en lequel l'effet demeure en puissance(Karika, I, 7 [11]. Nonobstant le fait que l'tre soitimmuable par rapport ses effets manifests, il est son

    tour le premier acteur dans la mesure o il est la causeimmdiate de ces choses qui sont accomplies , c'est--dire, ses effets manifests ; l'tre est par consquentquivalent l'acte, au mouvement, au changement, donc la relativit, quand on l'envisage par rapport au Sur-tre non-causal et non-agissant, Brahma nirguna.Constituant la base ontologique pour le processus du

    dploiement cosmique, l'tre est aussi la premire etncessaire tape dans le dveloppement de la My-shakti, la puissance d'illusion qui la fois manifeste etvoile le Rel. un autre endroit, Shankara dsigne l'tre comme associ l'action par contraste avec le purAbsolu qui est nirbijarupa, la forme sans semence , lasemence en question tant celle de l'action (Soul, 161).

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    On abordera dans la troisime partie ladynamique spirituelle par laquelle le monde se rduit tre non autre que Brahman ; ce stade, il est importantde clarifier le point de vue doctrinal sur le monde en tantqu'illusion, ce point de vue tant le corollaire du principeque l'Absolu seul est rel, et de s'attarder sur la questionde savoir ce que cela signifie de dire que le monde estirrel .

    Bien qu'il soit objet d'exprience, et bien qu'il soit

    d'opportunit pratique dans la relativit, ce monde, quise contredit lui-mme en des moments successifs, estirrel comme un rve (Reality, 56).

    Le fait de l'exprience ordinaire dans le monden'est pas ni ; il possde un degr de ralit, bien querelatif, faute de quoi il ne serait pas d'opportunitpratique ; cette exprience toutefois est inextricablement

    lie un monde que l'on dit se contredire en desmoments successifs, ce qui signifie qu'il estcontinuellement changeant, en perptuel mouvement,chaque enchanement particulier de circonstances propre chaque moment diffrant du moment suivant, et doncle contredisant . On ne peut dire que ce qui est d'unenature qui se contredit en permanence existe

    vritablement : aussitt qu'une existence lui estattribue, l'entit en question a dj chang, secontredisant elle-mme, infirmant cette (apparente)existence obtenue auparavant ; ce processus se rptantindfiniment, il devient absurde de parler de l'existencerelle d'une telle entit.

    Le statut ontologique de l'exprience du monde

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    est au contraire compar celui du monde onirique : ilparat rel aussi longtemps qu'on rve, mais au rveil, onle saisit dans sa vraie nature comme apparence; lemonde onirique se dissout et, du point de vue du sujetveill, n'a en ralit jamais t . C'est ainsi que cemonde, avec toute la multiplicit de son contenu, neparat rel que selon la perspective vyavaharika, qui estelle mme proportionne au degr relatif de ralitpropre au monde, et ce degr son tour est conditionn

    d'une part par avidy, et de l'autre par la finitude et lafinalit mmes du monde, qui non seulement se contrediten des moments successifs, mais en arrive aussi une findfinitive : comme un rve, le monde est vou l'extinction, ne plus tre , et tout ce qui n'est pasexistant un moment donn ne peut tre considrcomme rellement existant aucun autre : Ce qui est

    non-existant au commencement et la fin l'estncessairement dans l'intervalle (Karika, II, 6).

    On peut prsent envisager deux angles de visionsupplmentaires partir desquels on peut saisir lemonde comme illusoire : ceux que permettent lesanalogies corde-serpent et cruche-argile . Dansl'Advaita Vdanta, l'analogie corde-serpent est un des

    moyens les plus frquemment utiliss pour indiquer laralit exclusive de l'absolu Brahman non-duel, parcontraste avec la nature illusoire des multiplesphnomnes du monde.

    Cette multiplicit n'tant qu'une fausseimagination, comme le serpent dans la corde, n'existe pasrellement (...). Le serpent imagin dans la corde (...)

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    n'existe pas rellement, et par consquent ne disparatpas lors d'une apprhension correcte (Karika, II, 7 [17]).

    Quand une corde est confondue dans l'obscuritavec un serpent, il y a un objet rel qui est prsent, et unobjet imagin qui est absent : le serpent en tant que tel estabsent, mais il est prsent pour autant qu'il est envrit une corde : l'objet auquel le nom et la forme d'unserpent sont attribus est en ralit une corde. Une fois lacorde perue, on ne peut pas dire que l'entit existant

    auparavant, le serpent , a cess d'exister : seule laperception errone cesse, l'illusion disparat; le substratsur lequel la conception de la nature du serpent taitprojete est vident par lui mme. Pareillement, le mondede la multiplicit est une illusion provenant del'ignorance ; il est surimpos l'Absolu, voilant sa proprenature aussi longtemps que, la manire d'un updhi, il

    communique la qualit de sa propre nature ce quoi ilse surimpose, alors qu'en ralit c'est ce substrat quifournit la base ontologique de la surimposition, luicommuniquant ainsi n'importe quelle ralit dont onpeut lui imputer la possession. C'est seulement quand on voit travers le monde que ce monde peut treassimil sa substance [11]. Ainsi : Le serpent imagin

    dans la corde est rel quand il est vu en tant que corde(Karika, III, 29). Mais pour voir travers le monde decette manire et saisir son substrat, il faut d'abord trecapable de les distinguer l'un de l'autre :

    Une fois que la corde a t distingue du serpentavec lequel on l'avait confondue dans l'obscurit,

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    le serpent disparat dans la corde (...) et nerapparat jamais plus (Soul, 167).

    La discrimination entre le monde et Brahman, entrele relatif et l'Absolu, entre la multiplicit phnomnale etl'Un transcendant - cette discrimination, bien qu'tantelle-mme un mode de distinction, est le pralable poursurmonter toute distinction ; car aussitt que la corde estdistingue du serpent, aussitt le serpent disparat dans

    la corde ; l'image surimpose se rduit son substrat ; lemonde est saisi comme tant non diffrent deBrahman, on comprend que tout est tman . Nousdvelopperons ces points plus en dtail dans les parties IIet III traitant de la ralisation de la transcendance.

    Une autre image-cl utilise comme aide lacomprhension du rapport entre le Rel et l'illusoire est

    celle du rapport cruche-argile ; il faut cependant noterqu'un tel rapport subsiste ou parat exister seulement dupoint de vue de l'ignorance, le Rel tant exempt derapports, puisqu'il n'y a pas d' autre qui il pourrait lecas chant se rapporter.

    Lorsque la vritable nature de l'argile est connue,une cruche ne saurait exister indpendamment de l'argile

    (Karika, IV, 25).Tout effet est irrel parce qu'il n'est pas peru

    comme distinct de sa cause (Gita, II, 16).Parce que les effets ne sont en vrit pas distincts

    de leur cause, ils ne peuvent tre rels comme effets, maison peut les appeler rels dans la mesure exclusive o ilssont cette cause ; la cruche en tant que telle est une

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    modification de l'argile, la fois nominalement etexistentiellement ; autrement dit, elle est de l'argileprenant un nom et une forme, nama-rupa, particuliers. Onne peut percevoir de cruche sans en mme tempspercevoir l'argile, si bien que la cruche n'a aucune ralitsans l'argile ; elle ne possde par elle-mme aucuneralit distincte. C'est cette absence ultime de distinctionqui tablit, tout le moins en termes doctrinaux, lanature illusoire du monde considr en lui-mme : tout

    ce qui est distinct de l'Absolu non-duel doit tre uneillusion, ds lors que la ralit est la prrogative exclusivede l'Absolu. D'autre part, d'un point de vue inclusif, lanon-dualit signifie aussi que le monde, bien quemultiple en apparence, doit tre galement cette mmeRalit non-duelle, pour autant qu'on ne puisseabsolument pas le distinguer de son substrat : dans la

    mesure o on le distingue au moyen de narra-rupa, danscette mesure mme, il est illusoire.

    La vision unitive finale consiste voir touteschoses dans l'Un transcendant, et cet Un en touteschoses ; seul lejvan-muktala ralise pleinement, celui quiest dlivr en cette vie , celui qui Me voit (...) danstous les tres, et qui voit Brahma, le Crateur, et tous les

    autres tres, en Moi (Gita, VI, 30). C'est la ralisation decette vision, ses exigences, modalits et consquences quela deuxime partie abordera.

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    Deuxime partieL'ascension spirituelle

    Cette partie du chapitre traitera du processus par

    lequel la conscience prsente dans le jvatman (l'meindividuelle) ralise sa vritable identit en tant queBrahman, la ralisation de cette identit constituant muktiou moksa - la Libration, le plus haut degr qu'unhomme puisse atteindre en ce monde ; il s'agit de laNihsreyasa, la valeur suprme, par la ralisation delaquelle tout ce qui ncessite d'tre accompli a t

    accompli (krta-krtya).

    Avant d'examiner la nature de cetaccomplissement transcendant, il est important d'tablircertains points de rfrence non transcendants afin depouvoir situer la transcendance pour ainsi dire a contrario; la comprhension de ce qui constitue la ralisation

    transcendante exige que l'on connaisse la nature de ce quiest transcender. Cette approche pistmologique,procdant de l'hypothse d'une ascension exprientielledes degrs infrieurs de l'tre et de la conscience jusqu'auniveau transcendant, concorde avec la structureontologique fondamentale que Shankara envisage :

    Ce monde dans sa totalit consiste en une

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    hirarchie d'effets de plus en plus subtils et tendus quiconstituent les causes matrielles de tout ce qui est plusgrossier. Et la connaissance de cette hirarchie conduit la notion de l'Etre comme son support (Absolute, 129).

    Tout ce qui est plus proche du ple matriel estmoins subtil et tendu que sa cause principielle ; et plusla cause est proche du sommet de la hirarchie, et pluselle possde de conscience et de ralit - le sommet luimme, l'Absolu, tant la Conscience et la Ralit

    inconditionnes.

    On peut donc analyser le processus de ralisationen partant d'une image rflchie de cette ontologie : cequi est objectivement conu comme plus lev dans lachane sera subjectivement apprhend comme plusprofond dans le processus de ralisation du Soi.

    Shankara affirme cependant qu'en principe une telleascension par tapes n'est pas ncessaire pour laralisation suprme. Celle-ci peut avoir lieuinstantanment sur la base d'une seule audition del'affirmation des textes sacrs tablissant l'identit entrel'essence de l'me et l'Absolu. C'est pour cette raison qu'ilnous faut commencer par un examen du rle de l'criture

    dans la ralisation du Soi, et ensuite procder unevaluation des tapes hirarchiques tout le long de laVoie vers cette ralisation. Aprs la section consacre l'criture suivront cinq sections sur l'action, les rites, lamditation, la concentration et la Libration.

    1. Le rle de l'criture

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    tant donn que l'Absolu est ce dont les motsretombent , il peut paratre trange de voir l'importanceque Shankara accorde la part que joue l'criture - premire vue une srie de mots en rapport avec laralisation de l'Absolu. Gardant l'esprit que pourShankara cette ralisation consiste dans la Connaissancede l'Absolu et de rien d'autre laissant pour l'instant dect la nature et le degr ontologique de cette

    Connaissance - on constatera dans l'assertion suivante quel point Shankara attribue un rle central l'criture :l'Absolu, dclare-t-il, ne peut tre connu que parl'autorit de la Rvlation (Ahsolute, 146).

    La signification de cette phrase est que, nonseulement l'criture fournit le seul moyen objectif d'avoirune connaissance doctrinale valable sur l'Absolu, mais

    aussi que les sentences-cls de l'criture ont la capacitde transmettre une illumination immdiate, celle-cidpendant du degr de prparation de l'auditeur. Dansla vision du non-dualiste, le but premier du Vda est de mettre un terme aux distinctions imagines parl'ignorance (Enligbtenment, 96), ceci tant la manirepar laquelle on peut dire qu'il communique ce qui est

    strictement inexprimable. Tous les textes upanishadiquessans exception sont censs se proccuper, directement ouindirectement, de l'tablissement d'une seule vrit, savoir Cela, tu l'es toi-mme (Tat tvam asi) ; et lafonction de cette maxime cardinale est son tour demettre fin la conviction qu'on est l'me individuelle,capable d'action et d'exprience empirique dans le

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    domaine des modifications illusoires (Enlightenment,110).

    la question de savoir comment une nonciationabstraite qui s'adresse au mental, donc au non-soi,pourrait rsulter en ralisation concrte du Soi,Shankara dclare que, nonobstant le fait qu'il soit vraique toutes les nonciations concernant le non-soi neproduisent qu'une connaissance abstraite, il n'en va pasainsi des nonciations concernant le Soi le plus intime,

    car il y a des exceptions, comme dans le cas de l'hommequi ralisa qu'il tait le dixime (Upadesa (A), 11, 18.202).

    Nous allons examiner la pertinence de cetterfrence au dixime dans un moment. L'impact desnonciations affirmant le Soi est infiniment plus grandque celui de n'importe quelle nonciation relative au non-

    soi, car la Connaissance du Soi prexiste tout vhiculeaccidentel par lequel cette Connaissance peut secommuniquer extrinsquement : cette Connaissance nefait qu'un avec l'tre mme de l'me individuelle, qui enralit n'est rien d'autre que le Soi indivisible ; mais c'estl une Connaissance que le voile de l'individualit - etdonc la surimposition mutuelle du Soi et du non-soi

    appele ignorance (Absolute, 95) - a occulte.On peut rsumer cette surimposition mutuelle

    comme suit : le Soi est d'abord surimpos au non-soi,c'est--dire au mental individuel, aux sens et au corps, detelle sorte que ce compos de relativits est faussementconsidr comme moi-mme; ce compos est ensuiteprojet sur le Soi, de telle sorte que le Sujet unique et

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    universel est faussement considr comme ayant lescaractristiques objectives d'un sujet individuelparticulier et relatif dot d'un corps et d'une me, ce quirsulte en une conception anthropomorphique del'Absolu.

    L'nonciation affirmant la vritable nature du Soi,en dissipant cette surimposition mutuelle ne del'ignorance, veille le jva sa vritable identit en tantque Soi, Connaissance qui ne lui est pas tant enseigne

    que remmore. C'est l la signification de la rfrence au dixime : l'homme qui ne comptait que neuf autres, ettait perplexe parce qu'il y avait initialement dix hommesdans le groupe, ralise instantanment qu'il est ledixime quand on le lui rappelle.

    D'une manire analogue, c'est en dernire analysela Connaissance prexistante du Soi qui constitue la base

    de la puissance rvlatrice de l'criture ; l'criture necommunique ou n'enseigne pas une vrit dont on seraitignorant a priori. C'est ainsi que Shankara dclare :

    En fait le Soi n'est inconnu (aprasiddha) depersonne. Et l'criture, qui est l'autorit finale, obtient saforce d'autorit concernant le Soi en servant seulement liminer la surimposition des attributs qui Lui sont

    trangers, mais non en rvlant quelque chose qui taitcompltement inconnu (Gita, 11, 18).

    Si le but vritable et la fonction transcendante del'criture est d'liminer toutes les fausses notionsd'altrit et de diffrenciation, Shankara doit justifierl'existence d'un si grand nombre de rfrences dans lestextes aux diffrents mondes o a lieu la renaissance

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    conformment aux degrs de mrite et aux diversessortes d'activit rituelles, dont l'ensemble parat li ladiversit, et partant au non-soi. Si le Soi seul mrite laralisation, et si toutes les autres aspirations sontncessairement orientes vers des tats transitoires et des rgions prissables , pourquoi l'criture semble-t-elleencourager ces aspirations ?

    C'est la question que le disciple pose l'instructeurdans la premire partie de l'Upadesa Sahasri, et voici la

    rponse que donne ce dernier :Le Vda limine graduellement l'ignorance de

    celui qui ne sait pas comment obtenir ce qu'il dsire etcomment empcher ce qu'il ne dsire pas (...). Puis, par lasuite, il radique l'ignorance proprement parler,laquelle est vision de la diffrence et source de la vietransmigratoire (Upadesa (A) I, 1.42).

    Ce que Shankara semble dire ici, c'est quel'individu plong dans l'ignorance, cherchant viter cequi est pnible et jouir de ce qui est agrable, et doncagissant sur le plan de la manifestation extrieure, neserait pas capable de saisir immdiatement la vrit, ou lapertinence, de la doctrine du Soi. En cherchant ce qui estdsirable, cependant, il cherche en fait la Batitude

    absolue du Soi, et dans la mesure o il vite ce qui estindsirable, il se distancie des illusions plus pnibles lies l'identification avec le non-soi. C'est pourquoil'criture, la manire d'un upaya, opre dans un cadreimmdiatement intelligible pour un tel individu, etoriente son mode de conscience et d'tre dans unedirection ascendante, de telle faon que le but

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    pralablement envisag comme absolument dsirable enlui mme en vienne graduellement tre considrcomme une tape sur la voie menant au but le plus lev- la ralisation du Soi.

    On peut donc considrer cette liminationgraduelle de l'ignorance comme une rponse lancessit d'un compromis avec les conceptions limitesde l'individu moyen, pour qui le monde et l'egoparaissent concrets et rels, alors que le Soi supra-

    individuel et inconditionn parat une abstraction.Invertir cette image immdiatement - semble direimplicitement Shankara - serait inefficace ; il faut pluttmettre l'accent en premier lieu sur une conception variedes tats posthumes - rductibles en fait une dualit, ledsirable et l'indsirable - lesquels, bien qu'illusoires dupoint de vue du Soi, n'en correspondent pas moins une

    ralit vcue pour ceux qui sont dans les chanes de larelativit.

    Il est par consquent lgitime de parler d'unehirarchie ascendante de degrs dans le domaine del'illusion, hirarchie conduisant la Ralit de la suprmeConscience du Soi, et en fin de compte consume parcette Ralit ; l'aspect extrieur de tel degr tant telle

    demeure particulire dans le plrme cleste, et sacontrepartie interne correspondant l' affaiblissementde l'ignorance d'une manire telle que, en s'approchantde la ralit intrieure de la Conscience du Soi, l'individupeut tre figurativement considr comme entrantdans un monde plus lev.

    Cette application de la doctrine eschatologique

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    aux tats de conscience sur le plan terrestre ne nie pas laralit posthume objective de ces demeures , maisassimile plutt les principes en question conform ment la perspective implique par Shankara dans la citation ci-dessus : la transmigration est tout aussi rellemaintenant qu'elle ne l'est aprs la mort humaine, tantconstitue par la diversit mme des moyens et des fins,au contraire de ce qui transcende toute existencetransmigratoire, le Soi immuable.

    Comme on l'a vu plus haut, un tel cadre valuatifen ce qui concerne l'criture ne se fonde quepartiellement sur les lments scripturaux eux mmes ;puisque le Soi en tant que notre ralit immanente estdj connu ontologiquement , mme s'il est obscurciexistentiellement, une fois cette Connaissance veille, on

    est en position d'valuer et d'interprter l'criture sur labase d'une rminiscence des lments essentiels quiconcordent avec la Conscience du Soi, Soi dont laralisation constitue le but le plus lev de l'criture.

    Il est par l mme vident que l'criture seule n'estpas invoque comme tayant sa propre valuation : c'est

    plutt la Conscience du Soi, la source et la fin mmes del'criture, qui illumine la fois les rfrences directes surla nature du Soi, et les rfrences indirectes qui incluentla mention d'une diversit de moyens et de finscontredisant en apparence l'unit du Soi, mais ayant enralit la ralisation du Soi comme but ultime ; et c'est cebut ou ce sommet qui donne de la valeur tout ce qui y

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    mne.Abordons prsent plus directement la maxime

    cardinale Cela est l'Absolu ; Cela, tu l'es toi-mme . Ona vu prcdemment qu'une seule audition de cettenonciation est juge en principe suffisante pourilluminer le disciple pleinement prpar et capable d'atteindre l'exprience immdiate du fait que son Soi estl'Absolu (Enlightenment, 114). Cette exprienceimmdiate survient seulement dans le cas de ceux dont

    la rceptivit spirituelle est parfaite, de telle manire qu'iln'y a pas de barrire, ni dans l'intelligence ni dans lecaractre, empchant l'aurore de la ralisation du Soi oude la Libration, moksa:

    Ces personnes doues qui ne sont affligesd'aucune ignorance, doute ou connaissance erroneobstruant la comprhension de la signification des mots

    peuvent avoir une Connaissance directe de lasignification de l'nonciation entendue une seule fois(Enlightenment, 115, 116).

    De tels disciples ont l'exprience immdiate , etnon la simple comprhension conceptuelle, que le mot Cela s'applique l'Absolu transcendant, Brahmanirguna, dsign provisoirement par le Rel, la

    Connaissance, l'Infini, (...) Conscience et Batitude (Enlightenment, 114) ; et que le tu se rfre au plusintime Soi ce qui se distingue de tous les autreslments de la personnalit empirique, en partant ducorps (...) dcouvert comme tant pure Conscience(Enlightenment, 115).

    L'nonciation qui exprime l'identit relle entre

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    l'Absolu conu selon la transcendance et le Soi ralis defaon immanente est dote d'une puissance ralisatrice,non seulement en raison de sa puissance thurgique, deson origine divine et de sa nature sacramentelle, maisaussi en raison du rapport entre sa signification et l'tremme de l'me qui l'entend : elle exprime directement laplus haute vrit, laquelle est consubstantielle ladimension ontologique la plus profonde du jva. Demme qu'on a vu plus haut que l'Absolu comporte en lui-

    mme les lments tre et Conscience d'une faonabsolument indiffrencie, chaque lment n'tantdistinguable de l'autre que sur le plan de la relativit, demme ces deux lments de l'me ne sont pasdistinguables dans leur centre le plus intime, lmentsqui ne bifurquent en apparence qu' la surface, c'est--dire au niveau du mode phnomnal d'existence de cette

    me. La vrit exprime par l'nonciation est donc uneavec l'identit la plus intime de l'me, et a le pouvoird'actualiser la conscience virtuelle de cette identit dansles mes jouissant de l'tat requis de rceptivitspirituelle.

    Cependant, comme l'immense majorit de ceuxqui cherchent l'illumination n'a pas la capacit de raliser

    le Soi ds la premire audition de l'nonciation, laquestion de la discipline spirituelle requise pour accrotrela rceptivit cette ralisation revt une grandeimportance. C'est cette discipline que s'attache prsent notre expos, en dbutant par le domaine del'action.

    2. L'action

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    On atteint la ralisation du Soi par la

    Connaissance, ce qui implique rigoureusement lancessit de transcender l'action et le domaine danslequel elle opre. On peut identifier une raison objectiveet une raison subjective pour cet tat de fait dans laperspective de Shankara. Objectivement, il fauttranscender l'action en raison des conditions dfinitivespropres son fonctionnement; et subjectivement, il faut

    la transcender parce qu'elle constitue la dynamique parlaquelle l'ignorance se perptue moyennant le cyclevicieux du karma.

    Pour ce qui est du facteur objectif, un examen dufondement de l'action indique qu'elle consiste dans latriade connaissance-connaissant-connu, le connaissanten question est par dfinition le faux soi, l'ego empirique,

    l'agent mettant en mouvement les instruments rationnelset sensibles de la connaissance, la connaissance que cesinstruments enregistrent tant ainsi entirement relative ;le connu est l'objet dsir vers lequel l'action s'oriente.Les facteurs de l'action sont : l'agent, le corps, lesorganes, l'nergie vitale, et la puissance divine qui lesdomine (Discpleship, 38).

    L'action ainsi dfinie ne peut en aucune manirersulter en Connaissance transcendante ; l'incorporation l'action est une barrire insurmontable la ralisation,barrire constitue par les pralables mmes de l'action.Ce rsum montre l'vidence que la catgorie actionrecouvre davantage qu'un simple mouvement physique ;elle est intimement lie la cognition, et c'est ce lien qui

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    rvle la dimension subjective des limitations de l'action :L'action est incompatible avec la Connaissancemtaphysique, puisqu'elle se produit accompagne dusens de l'ego (Upadesa (A), II, 1.12).

    Selon Shankara, l'action entretient la doubleillusion que je suis l'auteur de l'action et que celadoit tre moi ; la premire renforce la fausse ide quenotre propre identit rside dans l'agent empirique, cequi est une faon d'intensifier la surimposition du Soi au

    non-soi, tandis que la seconde, en prtant des attributsempiriques au Soi, surimpose le non-soi au Soi, qui estainsi susceptible de qualifications, et par l mme estrduit l' Absolu non-suprme , ou l Absolu dotde qualits , Brahma saguna par opposition l'Absolutranscendant toutes qualits, Brahma nirguna.

    Le Soi n'est donc pas susceptible de modification ;

    une fois qu'on a compris la nature du Soi et qu'on l'aidentifie notre propre identit, la notion limitative del'agent individuel est limine une fois pour toutes ; or,c'est en partant de la perspective de cette ralisation queShankara est capable de relguer l'ensemble du domainede l'action dans l'illusion : si la ralisation du Soiimplique que l'on transcende l'action, le renoncement

    l'action est alors un pralable cette ralisation :

    Comment les notions d' agent et d'exprimentateur pourraient elles rapparatreune fois qu'a pris place la ralisation que je suis lerel ? Par consquent, la Connaissancemtaphysique ne peut requrir ou recevoir le

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    soutien de l'action (Upadesa (A), II, 1.20).

    Puisque la ralisation - qui dans ce contextesignifie rendre rel ou effectif le fait que je suis lerel - limine la base sur laquelle l'individu est li parl'illusion d'tre un agent actif, il s'ensuit naturellementque l'action ne peut tre un moyen de ralisation ;autrement dit, l'action ne peut permettre d'accder untat qui rvle l'action comme illusoire ; de mme que

    dans l'image du serpent et de la corde, on ne peutaccder la connaissance de la ralit de la corde encontinuant agir sur la base de la crainte de sa nature deserpent.

    La ralisation du Soi est dcrite commeDlivrance ou Libration ; il faut souligner ici quec'est du domaine du samsra - des naissances, morts et

    renaissances indfinies - que le jvan-muktaest dlivr encette vie. L'existence samsrique est tisse d'ignorance, lafausse identification avec le compos corps-mental ; deceux qui persistent dans cette erreur, et qui prennent leursoi fini, ainsi que le monde extrieur auquel ce soi serapporte, comme la seule ralit, niant l'existence d'unmonde situ au-del , on dit qu'ils naissent maintes et

    maintes fois et viennent maintes et maintes fois en monpouvoir, dans le pouvoir de la mort :

    C'est--dire qu'ils restent impliqus dans la chaneininterrompue de la souffrance constitue par lanaissance, la mort et les autres adversits de l'existencetransmigratoire. Et c'est exactement l la condition del'immense majorit des hommes (Discipleshp, 11-12).

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    On dit que la transmigration est sanscommencement, on ne peut dire en effet qu'elle acommenc en aucun point particulier du temps, car ilfaudrait que ce point ait t le rsultat de la fructificationdu karma qui l'a prcd, etc. ; les fruits du karma sous laforme du mrite et du dmrite sont rcolts par l'action -prise dans son sens le plus large, et incluant la cognitioncomme on l'a vu plus haut - et cette action en tantqu'asservissement s'effectue sur la base de la fausse

    identification avec le compos corps-mental.Et ceci montre que la cessation totale de l'existence

    transmigratoire ne peut se produire que par la dvotion la voie de Connaissance associe au renoncement touteaction (Discipleship, 8).

    Seule la Connaissance libre l'homme des chanesdu samsra, de l'existence conditionne, mais la

    Connaissance dont il s'agit est d'un ordre tout diffrentde ce qu'on considre conventionnellement comme tel :

    Une cognition du mental est un acte que l'on peutdsigner par un verbe, et sa caractristique est lechangement. On la dsigne mtaphoriquementcomme connaissance parce qu'elle aboutit une

    apparente manifestation de connaissance en tantque son rsultat (Upadesa (A) I, 2.77).

    Autrement dit, aucune cognition, pour autantqu'elle peut se caractriser par un acte, ne peut treassimile la Connaissance relle, mais seulement uneapparente manifestation de cette Connaissance ; certains

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    types d'action peuvent affaiblir l'ignorance, comme on leverra plus loin, mais ne peuvent l'radiquer, puisquel'ignorance est elle-mme le rsultat du mrite et dudmrite antrieurs provenant de l'action. Dire action,c'est donc dire perptuation de l'ignorance .

    L'oeuvre conduit la purification du mental, non la perception de la Ralit. C'est la discrimination quiprovoque la ralisation de la vrit, non dix millionsd'actes (Vivekachudamani, 11).

    On ne peut rduire la Dlivrance ou la Libration un effet ou un acte, puisque l'action est un mode del'existence conditionne : sinon la Libration del'existence conditionne qu'implique la dlivrancedpendrait d'un mode de ce niveau mme d'existencepour tre atteinte.

    L'accent que met Shankara sur le pouvoir

    librateur de la Connaissance transcendante entranel'expression de certaines ides antinomiques dontl'intention latente est d'tablir, avec la plus granderigueur, l'incommensurabilit entre le domaine del'action - impliquant le changement, l'altrit,l'impermanence et l'illusion - et la ralisation du Soi,inconditionnellement immuable, non-duel, ternel et rel.

    Un exemple de cet antinomisme est le suivant, extrait deses commentaires sur la Bhagavad Gita :

    Mme le dharma est un pch - dans le cas decelui qui cherche la Libration - dans la mesure oil cause l'asservissement (Gita, IV, 21).Cette double rserve est importante ici : ce n'est

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    que pour le mumuksu, celui qui cherche la Libration, quele dharma peut jamais constituer un pch - et cela,seulement dans la mesure o il cause l'asservissement l'action, et non dans la mesure o le dharmaest accomplid'une manire dsintresse. Ce n'est que par rapport laqute de la plus haute ralisation que l'on peutconsidrer tout autre but de moindre importance commeun pch.

    Il y a ici une distinction entre ceux qui remplissent

    leur devoir dans un esprit de renoncement, et ceux qui lefont dans un esprit d'attachement. Mais la premirecatgorie donne lieu une division supplmentaire : il ya celui qui renonce l'action parce qu'il voit l'inactiondans l'action , se dsintressant de tout le domaine del'action qu'il sait tre une illusion ; ce type de renonantest suprieur au renonant qui

    offre toutes les actions Iswara avec la foi que j'agis pour Sa satisfaction (...). Le rsultat desactions ainsi accomplies est seulement la puret dumental et rien d'autre (Gita, V, 10).

    On peut interprter la chose comme suit : agir

    pour la satisfaction du Seigneur, conu comme l' autre ,peut tre un mode d'action dsintress [12], mais pourautant que l'agent l'investit encore d'une signification, etdans la mesure o elle est conditionne par sa rfrenceau Seigneur qui agit, donc Brahma saguna, et non Brahma nirgunaexempt d'action, - pour ces deux raisons,une telle action relve encore du domaine du non-soi.

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    Elle peut tre sans soi , en prenant l'ego relatif pour lesoi en question, mais elle ne satisfait pas encore auxexigences de la voie de la suprme ralisation du Soi.

    On peut cependant considrer l'accs la puretdu mental , bien qu'il s'agisse l du plus haut rsultat del'action, comme constituant un pralable pour lapoursuite de la voie vers la transcendance ; il faut parconsquent prendre en compte cette qualit intrieurerelevant de l'action extrieure qui mne la puret du

    mental et la cultive, c'est--dire la vertu.Shankara prcise clairement et abondamment que

    sans la vertu on ne peut raliser la Connaissancelibratrice. Le tout premier sutra de l'Atma-Bodba tablitclairement qu'un haut degr de vertu est le pralablemme pour la rception de la doctrine du Soi : CetAtmabodba est compos pour ceux qui, cherchant la

    Libration, se sont purifis du mal par de constantesaustrits et ont atteint le calme et la srnit (Atma-Bodba (B), 1). Cette insistance sur la vertu s'tre purifide tout mal - se rpte dans l'Upadesa Sahasri, oShankara crit qu'il ne faudrait donner la Connaissancede Brahman qu' celui dont le mental a t pacifi, qui amatris ses sens et est exempt de tout dfaut, qui a

    rempli les devoirs prescrits par les critures et est dot debonnes qualits, qui est toujours obissant envers lematre et aspire la Libration et rien d'autre(Upadesa (B), II, 16.72).

    Les vertus essentielles doivent dj tre prsentesdans l'me du disciple, au moins un certain degr,comme une condition pralable l'enseignement de la

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    Connaissance suprieure. Mais il faut que le matrecontinue donner, comme partie de la disciplinespirituelle, de solides instructions sur les vertuscentrales qui figurent dans la Bhagavad Gita (XIII, 7-12),et parmi lesquelles on peut relever les suivantes commeconditions essentiellement morales, par opposition auxconditions intellectuelles : l'humilit, la modestie,l'innocence, la patience, la rectitude, le service du matre,la puret, la persvrance, la domination de soi, le

    dtachement, l'absence d'gosme, l'quanimit et ladvotion au Seigneur. Commentant la parole de Krishna :Ceci est Connaissance (o ceci se rapporte toutesles qualits qui prcdent), Shankara crit :

    Ces attributs (...), on les appelle Connaissanceparce qu'ils sont favorables la Connaissance. Ce

    qui leur est oppos - savoir l'orgueil, l'hypocrisie,la cruaut, l'impatience, l'insincrit et ainsi desuite - est ignorance ; il faut connatre et viter toutcela comme ayant tendance perptuer lesanzsra (Gita, XIII, 11).

    On peut constater que pour Shankara la moralit

    ne peut pas tre spare de la plus haute vrit, mme siles deux lments relvent d'ordres de ralitincommensurables. La Connaissance relative au Soitranscende infiniment le domaine dans lequel la moralitopre, c'est--dire le monde extrieur d'une part, et le soirelatif, lejvatman, d'autre part ; mais il existe nanmoinsun rapport dcisif entre la Connaissance et la vertu : la

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    vertu est non seulement une condition ncessaire pourrecevoir l'instruction doctrinale, mais on la dcrit aussicomme un moyen d'atteindre la Connaissance : il fautque le matre imprime foncirement dans l'me dudisciple des qualits telles que l'humilit, qui sont lesmoyens de la Connaissance(Upadesa (B), I, 1.5, les italiquessont de nous).

    La moindre trace d'orgueil - d'attachement l'egoillusoire - non seulement perptue le samsra, mais elle

    est aussi une forme d'ignorance, le vice tant entendu icinon simplement comme un mal en lui-mme, mais aussicomme un voile devant la vrit ; l'orgueil n'est passeulement immoral, il est aussi un dysfonctionnementintellectuel. La vertu d'humilit, d'autre part, n'est paspuise par sa dimension purement morale ; elle a enoutre et par-dessus tout une fonction vritablement

    intellectuelle. On peut donc comprendre l'humilitcomme une qualit morale qui prfigure l'extinctiontotale de l'individu implique dans la ralisation du Soi ;il s'agit d'une manire d'tre qui se conforme la plushaute vrit, et qui pour cette raison mme en accrot larceptivit. Qui plus est, sans humilit, il y a le dangertoujours prsent que la Connaissance soit dtourne par

    l'individu au lieu de servir rvler le Soi supra-individuel.

    Celui qui sait que la Conscience du Soi ne cessejamais d'exister, et qu'Elle n'est jamais un agent, etqui


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